En 2013, au Bangladesh, plus de 1 100 ouvrières et ouvriers du textile sont tués dans l’effondrement du Rana Plaza. L’immeuble abritait plusieurs ateliers de confection, produisant pour des marques de vêtements internationales. On retrouve dans les ruines, entre autres, des articles de marques comme Auchan, Carrefour et Camaïeu. Les grandes entreprises, impliquées indirectement dans ce drame, remettent la pleine responsabilité sur leurs fournisseurs. Aucune loi internationale ne permet de rendre responsables juridiquement et pénalement ces grandes enseignes, et les victimes du Rana Plaza ne sont pas parvenues à obtenir réparation. Comment pouvaient-elles obtenir justice alors même qu’il était impossible d’établir une responsabilité des géants de l’habillement, français et internationaux, impliqués? Cette catastrophe est devenue emblématique des violations des droits humains par les multinationales. Elle a révélé un problème juridique et politique majeur : l’absence de règles nationales ou internationales s’appliquant aux multinationales et à leur chaîne d’approvisionnement. L’effondrement du Rana Plaza a été un tournant : l’impunité des grandes multinationales est mise en lumière et devient enfin sujet dans l’agenda médiatique. Depuis, de nombreuses figures politiques, soutenues par la société civile, appellent au respect du devoir de vigilance.

La mondialisation est une « pyramide d’irresponsabilité » permettant l’impunité des firmes multinationales face à la violation des droits de l’homme et la dégradation de l’environnement.
Pourquoi la mondialisation facilite-t-elle la violation des droits de l’homme et la dégradation de l’environnement par les firmes multinationales ?
Une firme multinationale (FMN) est une entreprise de grande taille possédant des filiales dans plusieurs pays et concevant son organisation et sa stratégie de production et de vente à l’échelle globale. Il existe actuellement dans le monde 60 000 FMN, contrôlant plus de 500 000 filiales. Elles sont responsables de la moitié des échanges commerciaux internationaux, en particulier du fait de l’importance du commerce intra-firme (entre les filiales d’une même entreprise). Par leur poids économique et financier et leur capacité d’influence sur les politiques fiscales et sociales des États, les firmes multinationales sont des acteurs majeurs de l’espace mondial.
Lorsqu’une entreprise s’engage dans la voie de la multinationalisation, elle vise à augmenter son efficience par l’utilisation de facteurs de production moins coûteux dans les économies d’implantation (main d’œuvre, ressources naturelles, marchandises…). Certes, la mondialisation permet aux entreprises de réduire leurs coûts et donc d’augmenter leurs profits. Mais c’est aussi la manière dont celle-ci est actuellement structurée et organisée qui permet aux plus grandes multinationales d’échapper à leurs responsabilités sociales et environnementales. En effet, afin de profiter au mieux de la division internationale du travail sans supporter les contraintes juridiques et morales liées à la détention de filiales dans des pays où la protection sociale et les règles environnementales sont bafouées, les firmes multinationales choisissent l’externalisation : elles tendent à organiser leur production à travers un réseau de sociétés n’ayant plus de liens capitalistiques entre elles. De nombreux produits sont dorénavant assemblés ou confectionnés dans des usines appartenant à des sous-traitants juridiquement indépendants des donneurs d’ordre. C’est le cas d’Apple, dont les produits sont fabriqués en Chine par un sous-traitant taïwanais, Foxconn. Les FMN cherchent ainsi à s’exonérer de toute responsabilité quant aux conditions sanitaires, environnementales et sociales dans lesquelles leurs produits sont fabriqués.
Aujourd’hui, ni le droit européen ni le droit international ne permettent de tenir responsable une entreprise pour les crimes commis par ses filiales, ses sous-traitants ou ses fournisseurs. Dans un tel système de production, les profits remontent jusqu’aux sièges des multinationales, mais pas la responsabilité juridique. A partir de ce constat, Raphaël Glucksmann, député européen, qualifie la mondialisation de « pyramide d’irresponsabilité ».
C’est grâce à cette « pyramide d’irresponsabilité » que de nombreuses multinationales, dont certaines françaises, ont indirectement recours à la main d’œuvre forcée de Ouïghours dans leur chaîne de production. En effet, en plus de leur enfermement massif dans des camps de « rééducation », les Ouïghours sont exploités par des entreprises avec la complicité du Parti Communiste Chinois : entre 2017 et 2019, plus de 80 000 Ouïghours ont été transférés dans des usines sur le territoire chinois. 83 multinationales, telles que Nike, Zara, Uniqlo, Apple, BMW, pour n’en citer que quelques-unes, ont été accusées de sous-traitance, directe ou indirecte, avec 27 usines ayant recours au travail sous contrainte. Jusqu’à présent, aucune de ces multinationales n’a eu à répondre pénalement de la violation des droits de l’homme dans leur chaîne de valeur.

Les tribunaux d’arbitrage internationaux, un système de justice parallèle favorable aux multinationales ?
Dans l’économie globale actuelle, l’impunité des multinationales due à l’absence de lois n’est pas le seul facteur favorisant la violation des droits de l’homme, la dégradation de l’environnement et la mise en péril d’une bonne gouvernance. Grâce à un mécanisme d’arbitrage de différends entre investisseur et Etat, les firmes multinationales peuvent contester une décision gouvernementale si celle-ci nuit à son activité. Ce mécanisme porte le nom d’ISDS.
L’Investor-State Dispute Settlement (ISDS) est une clause qui permet à un investisseur privé de contester devant une cour d’arbitrage un choix démocratique d’un Etat sous prétexte qu’il affecte ses profits attendus. En principe, le litige est confié à un panel de trois juristes dont les décisions sont sans appel. Les deux principales cours d’arbitrage sont le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends sur les investissements) de la Banque mondiale et la CNUDCI (Commission des Nations unies pour le droit commercial international), mais les litiges peuvent aussi être arbitrés par des cours privées ad hoc. La clause ISDS a été intégrée ces dernières années dans des centaines d’accords bilatéraux sur l’investissement.
L’ISDS avait initialement été conçu pour protéger les investisseurs dans les Etats instables ou n’ayant pas de système juridique fiable, notamment contre l’expropriation. Mais aujourd’hui, selon l’ONG Attac, il s’est transformé en « une Cour mondiale permanente, à sens unique, permettant uniquement aux multinationales d’attaquer les États ». Ce système a effectivement été conçu pour protéger les investisseurs, pas pour leur faire respecter les règles des Etats. Par conséquent, seules les firmes peuvent porter plainte contre les Etats et choisir le lieu de l’arbitrage. Par contre, les Etats ne disposent pas de tels mécanismes d’arbitrage pour imposer aux investisseurs le respect des droits humains ou de l’environnement, qui ne sont pas inclus dans le droit international sur les investissements. L’ISDS est ainsi un instrument efficace pour les lobbies industriels et financiers, qui peuvent inciter des gouvernements à renoncer à certaines politiques sociales et environnementales en les menaçant de futures représailles.

C’est ce qu’il s’est passé au Mexique en 2009. Le gouvernement mexicain avait mis en place une taxe sur le sirop de fructose afin de lutter contre l’obésité et de protéger l’industrie mexicaine du sucre de canne face au sirop américain, largement subventionné par le gouvernement des Etats-Unis. Cargill, une entreprise qui produit du sirop de maïs contenant du fructose, a eu recours au mécanisme de règlement de différends entre investisseurs et Etats (ISDS), intégré dans le traité de libre-échange nord-américain (encore ALENA à l’époque), pour demander des réparations au gouvernement mexicain. Finalement, le Mexique a été condamné à verser plus de 77 millions de dollars au poids lourd de l’agroalimentaire Cargill.
La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) reconnaît les risques et dérives induits par un tel mécanisme et affirme que « ce n’est pas seulement la procédure pour le règlement des différends qui doit être améliorée, c’est toute la logique qui doit changer. (…) Le droit privé s’applique à des individus privés qui sont considérés égaux devant la loi, alors qu’en droit public, ce qui est pertinent est l’intérêt général ».
Face à l’irresponsabilité des multinationales, le devoir de vigilance imposé par la loi
L’une des solutions les plus efficaces actuellement envisagées pour limiter l’impunité des multinationales est la promulgation d’une loi sur le devoir de vigilance. Le devoir de vigilance est une obligation faite aux entreprises donneuses d’ordre de prévenir et de réparer les violations des droits humains et les dommages environnementaux engendrés par leurs opérations. Cette obligation s’étend aux activités de leurs filiales et de leurs partenaires commerciaux (sous-traitants et fournisseurs).
Le devoir de vigilance repose sur deux piliers interdépendants :
- Reconnaître l’obligation de vigilance des entreprises pour que celles-ci identifient les risques et préviennent par des mesures effectives toute violation aux droits humains et toute atteinte grave à l’environnement dans leur chaîne de valeur, de par le monde.
- Établir la responsabilité juridique des maisons-mères et des entreprises donneuses d’ordre, en matière civile et pénale, afin de permettre que justice soit rendue aux personnes et communautés dont les droits humains ou environnementaux ont été bafoués par l’activité d’entreprises établies ou opérant au sein de l’Union européenne. Et ce, que les violations soient perpétrées par les entreprises directement, ou via leurs filiales, fournisseurs, sous-traitants et partenaires composant leur chaîne de valeur.
Qu’en est-il du devoir de vigilance actuellement ? Comment le faire respecter ?

En 2017, la France est le premier pays au monde à adopter une loi sur le devoir de vigilance.
Unique au monde, la loi française sur le devoir de vigilance impose aux entreprises de plus de 5 000 salariés en France et/ou plus de 10 000 salariés à l’étranger, de publier un plan de vigilance afin d’identifier et de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement. Cette loi est une première mondiale, et marque une avancée historique vers le respect des droits humains et environnementaux par les entreprises multinationales. Cependant, il reste encore du chemin à parcourir. En effet, trois ans après l’adoption de la loi française, 72 des 265 entreprises visées manquent encore à ce devoir (cf. radar de vigilance de CCFD Terre Solidaire, édition 2020). Surtout, l’échelle nationale n’est pas une finalité et l’objectif final retse de parvenir à l’instauration de règles européennes et internationales exigeant le respect des droits humains et environnementaux par les multinationales et leurs filiales.
En route vers une loi européenne sur le devoir de vigilance

Le 10 mars dernier, le parlement européen a adopté une proposition ambitieuse sur le devoir de vigilance des multinationales. Le rapport d’initiative législative a été adopté par 504 voix pour, 79 contre et 112 abstentions. Il appelle à l’adoption d’une législation européenne contraignante afin de veiller à ce que les entreprises soient tenues responsables lorsqu’elles portent préjudice – ou contribuent à porter préjudice – aux droits de l’homme, à l’environnement et à la bonne gouvernance. Cette législation doit également garantir l’accès des victimes aux recours juridiques.
La Commission européenne a annoncé qu’elle présenterait sa proposition législative à ce sujet dans le courant de l’année. Certaines mesures spécifiques sont envisagées pour cette loi. D’une part, les entreprises qui souhaitent accéder au marché intérieur de l’UE, notamment celles installées en-dehors de l’Union, devraient prouver qu’elles respectent les obligations de diligence raisonnable en matière d’environnement et de droits de l’homme. D’autre part, les députés européens proposent d’interdire l’importation de produits liés à de graves violations des droits de l’homme, comme l’esclavage ou le travail des enfants. Ces objectifs devraient être inclus dans les chapitres sur le commerce et le développement durable des accords commerciaux de l’UE. C’est dans cette même dynamique que les députés demandent à la Commission de mener un examen approfondi des violations des droits de l’homme des entreprises basées au Xinjiang et exportant vers l’UE, en particulier celles liées à la répression des Ouïghours.
Le discours de Raphaël Glucksmann sur le devoir de vigilance : un appel à la mobilisation citoyenne

Suite à l’annonce de l’adoption de la proposition de loi, Raphaël Glucksmann s’exprime sur le devoir de vigilance. Le député européen est une des figures politiques majeures de la lutte contre l’impunité des multinationales. Dans son discours, il félicite les acteurs politiques engagés dans la lutte contre l’impunité des entreprises et appelle la société civile à prendre pleinement et activement part dans ce combat. Pour lui, le soutien et l’engagement des citoyens européens seront déterminants.
« Après 1 an de travail, nous venons de remporter, ce soir, une belle victoire dans la bataille pour une législation européenne sur le devoir de vigilance des entreprises. Le but est de rendre enfin les multinationales responsables des violations des droits humains, sociaux et environnementaux sur leur chaîne de production.
Le devoir de vigilance, c’est le moyen de remettre de la responsabilité dans cette globalisation qui permet aux plus puissants, aux plus riches d’entre nous d’échapper à toute forme de responsabilité et d’exploiter les plus faibles en toute impunité.
C’est la volonté d’empêcher les multinationales de continuer à détruire l’environnement, violer les droits humains ou exploiter des enfants ou des esclaves en se cachant derrière leurs filiales ou leurs fournisseurs étrangers.
C’est la volonté de ne plus laisser les actionnaires décider de délocalisations sans jamais rendre de compte sur la manière dont sont fabriqués leurs produits.
Vous voulez aller en Chine ou dans d’autres pays sans état de droit, sans syndicat, sans presse indépendante pour chercher le coût de production le plus bas ? Vous aurez des comptes à rendre désormais !
Cette victoire d’étape est importante. La balle est désormais dans le camp de la Commission européenne et nous allons continuer à mettre la pression sur nos dirigeants. Des mois de combat sont devant nous. Et j’aurai besoin de vous à chaque étape de cette bataille pour la justice. Votre aide sera cruciale. Comme toujours.
Les grands groupes ont voulu délocaliser la production pour dégager des marges plus grandes et reverser des dividendes plus massifs ? Nous allons externaliser les droits pour mettre fin aux abus. Que ce soit en Chine ou n’importe où ailleurs.
Nous allons prouver que le politique peut reprendre la main face aux intérêts financiers.
Que le droit l’emporte sur l’argent ou la force.
Que les citoyennes et les citoyens peuvent encore changer le cours des choses.
Nous sommes embarqués ensemble dans une grande, une immense quête de justice et de dignité. Le combat continue ! »
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